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Retour sur le fiasco du cloud à la française
Bâtir un acteur majeur et souverain du cloud était un impératif national. C’est loupé.

Gaspillage d’argent public, bug de politique industrielle, retard stratégique coupable… les épithètes fleurissent à l’évocation de l’ambitieux projet gouvernemental du "cloud souverain". Ce concept d’informatique délocalisée – infrastructures et logiciels à la demande – est devenu vital pour la compétitivité des entreprises à l’heure de leur transformation numérique. Ces data centers sont indispensables pour traiter la masse des big data, souvent hypersensibles. Mais les mastodontes américains imposent leurs offres. Bâtir un acteur majeur et souverain du cloud était donc un impératif national. Des différends entre industriels ont cependant obligé l’État à financer deux projets. Les prévisions étaient mirifiques, en centaine de millions d’euros de chiffre d’affaires, mais les résultats sont piteux : moins d’une dizaine de millions à eux deux. Cet échec laisse sans réponse le besoin urgent d’une solution souveraine. Car les entreprises françaises sont en retard dans ce domaine.

par Patrick Arnoux
Quel flop ! il y a une quinzaine d’années, face aux géants américains si connus des high-tech, les GAFA – Google, Apple, Facebook, Amazon –, les politiques hexagonaux ont voulu susciter une alternative bien française à leurs offres, dans un domaine des plus stratégique, le "cloud computing" (l’informatique à la demande et à distance). Les enjeux n’étaient pas minces en termes de sécurité, de proximité et de droit sur les données pour cette clé essentielle de la transformation numérique des entreprises. Un contexte des plus prometteurs. Cette industrie, qui donne une prime majeure à la taille, est aussi un concept présenté comme une évolution majeure et stratégique dans la gestion globale des entreprises, car il booste leur efficacité. Son développement est exponentiel.
François Fillon, alors Premier ministre, était donc monté au créneau : “Il faut absolument que nous soyons capables de développer une alternative française et européenne dans ce domaine, qui connaît un développement exponentiel, et que les Nord-Américains dominent actuellement”.
Sous le nom de code d’Andromède, le projet initial ne manquait pas d’allure. Restaurer la souveraineté numérique, le dessein avait plutôt de la gueule. Les ingénieurs français n’avaient-ils pas créé de toutes pièces les champions mondiaux des services informatiques – les Capgemini, Sema et autres Steria ? Et la stratégie de l’arsenal utilisé pour équiper tous les Français d’un minitel n’avait-elle pas démontré un certain savoir-faire ? Las, on ne décrète pas la création d’une innovation majeure à Bercy, dans un univers hyperconcurrentiel et ouvert. La destinée de cette vaste ambition tricolore sera donc plutôt celle, piteuse, du plan Calcul initié en 1966.
On allait voir ce qu’on allait voir
Pourtant, l’alliance prévue des ressources publiques et privées pour bâtir cet acteur “souverain” avait plutôt fière allure : 150 millions d’euros du grand emprunt devaient servir de catapulte. Les ambitions se traduisaient alors en courbes euphoriques de chiffre d’affaires dans une activité ou la taille critique impose sa loi, celle des économies d’échelles. Évidentes. Ce nouvel acteur devrait facturer près de 600 millions d’euros en 2015, prévoyaient les experts. Ces derniers constatent aujourd’hui, dans cette industrie où les comptes se font en milliards, moins de 10 millions d’euros encaissés par deux acteurs “souverains”. Emmanuel Macron vient d’annoncer que l’Etat arrêtait les frais et ne verserait pas le solde des 150 millions d’argent public prévu pour faire décoller ce cloud souverain. Clap de fin.
Les Gaulois se divisent
Suite à de “clochemerlesques” divergences sur le leadership et quelques batailles d’ego avec Orange, Dassault abandonnera le projet initial. Ce seront finalement deux projets concurrents qui seront financés à hauteur de 75 millions chacun et avec la participation de la Caisse des dépôts. Cloudwatt, initiés par Thales et Orange, et Numergy, lancés par SFR et Bull.
Cette division réduisait déjà les chances de succès de ces cloud souverains. Et les prochaines péripéties de ces entreprises sonnent vraisemblablement le glas de cette vaste ambition mutualisée autant que tricolore. Orange devrait se retrouver seul au capital de Cloudwatt – quelques millions de CA en 2014 sur un marché de plus de 5 milliards en France – tandis que l’avenir de son concurrent Numergy est riche d’interrogations.
“Cette industrie, qui donne une prime majeure à la taille, est aussi un concept présenté comme une évolution majeure et stratégique dans la gestion globale des entreprises, car il booste leur efficacité”
Bull a été racheté par Atos qui a ses propres solutions cloud, et SFR acquis par Altice a sans doute d’autres priorités stratégiques. Intérêts divergents, game over. Les deux projets gouvernementaux ont du plomb dans l’aile sur fond d’échec commercial. Même si le cloud figurait parmi les 34 priorités stratégiques d’Alain Montebourg.
Et l’évolution de ce marché des plus porteurs n’explique pas ces trous d’air. IDC avait prévu 35 % de croissance en France pour 2013 !
Iaas, Saas, Paas, les conséquences sont majeures
Il pourrait s’agir de péripéties anodines de start-up au démarrage poussif. Il n’en est rien. Ces ratés sont autrement plus conséquents. Le risque ? Dépendre pour des données stratégiques et sensibles des mastodontes américains.
L’énergie informatique est devenue une composante essentielle de la transformation numérique. La désormais nécessaire exploitation d’une grande masse de données – le big data – est une innovation de rupture à l’origine de cette métamorphose. Cette dernière est largement conditionnée techniquement par l’utilisation du cloud computing dans ses trois variantes : les prestations d’infrastructures délocalisées – IaaS pour “Infrastructure as a Service”, les fameux data centers – qui évitent les investissements en “hard”, c’est-à-dire en serveurs et autres unités de calcul ; viennent ensuite des services de logiciels par abonnement, le SaaS (Software as a Service), comme la location de soft pour effectuer la paye, gérer le CRM, etc. Dans le PaaS enfin, ou Platform as a Service, l’ensemble du système (hard, système d’exploitation, logiciels applicatifs et données) est délocalisé sur le cloud.
“L’énergie informatique est devenue une composante essentielle de la transformation numérique. La désormais nécessaire exploitation d’une grande masse de données – le big data – est une innovation de rupture à l’origine de cette métamorphose”
Au niveau mondial, les mastodontes américains sont largement dominants du fait de leur clientèle domestique. Amazon contrôle près du tiers du marché mondial des centres de données, Microsoft l’an dernier a progressé de 96 % dans ce domaine, quand le n° 3 Google enregistre une croissance de 81 % en 2014, selon Synergy Research, qui estime le marché mondial du IaaS a plus de 16 milliards de dollars en 2014 (+ 48 % par rapport à 2013). IBM vient quant à lui d’annoncer ses prévisions : 40 milliards de dollars de CA prévus à l’horizon 2018 dans le cloud.
Sécurisation des données et stockage de proximité
Les investissements sur des structures massives outre-Atlantique ont déjà initié une violente guerre des prix. Amazon Web Services a baissé les siens 47 fois depuis 2006. Ce n’est donc pas une bataille pour petit joueur.
La fragmentation du marché européen ne facilite pas la compétition dans ce domaine si sensible des données. Mais les armes ne manquaient vraiment pas pour justifier la montée en puissance d’un champion tricolore. Et en premier lieu la demande des entreprises françaises, qui ne souhaitent pas que leurs données soient stockées dans la patrie d’Edward Snowden… et du “patriot act” – lequel accorde à l’État américain un droit de regard sur les données des entreprises américaines et leurs filiales, quelle que soit leur localisation, et donc aux données des entreprises étrangères hébergées sur des serveurs américains. Sécurité et confidentialité des données imposent donc des choix d’implantations plutôt locaux – voire le “made in France” – pour ce type de prestations, hébergement de données ou location de logiciels.
Car le stockage de proximité non seulement améliore le transfert de données, mais facilite le règlement des problèmes juridiques en cas de litige. “Cette volonté de traiter avec des fournisseurs français ou implantés en France est clairement illustrée par nos enquêtes. Le critère de la localisation du data center en France monte” observe le cabinet PAC. La transformation de la structure des réseaux, avec des architectures distribuées beaucoup moins centralisées permettant d’amener au plus près des entreprises les infrastructures à haut débit, plaide également pour des data centers dans l’Hexagone. L’appétit gargantuesque du big data en puissance de stockage et de calcul – en 2020, il y aura 1 000 fois plus de données qu’aujourd’hui à traiter – du fait des objets connectés, des contenus vidéos ou des services de communication, impose la construction de vastes sites.
“En premier lieu la demande des entreprises françaises, qui ne souhaitent pas que leurs données soient stockées dans la patrie d’Edward Snowden… et du “patriot act” – lequel accorde à l’État américain un droit de regard sur les données des entreprises”
L’initiative nationale si vaine a coûté temps et argent dans une activité où il y a pourtant urgence. Les entreprises françaises accusent un certain retard dans le recours aux facilités du cloud, pourtant l’une des clés de leur compétitivité. Selon Eurostat, la France était dans le dernier tiers des 28 pays de l’Union, avec un taux d’utilisation de 7 %, loin derrière la Finlande à 27 %, l’Italie à 19 %, ou la Grande-Bretagne 9 %.
Depuis cette étude, les données ont certes évolué, mais le retard français persiste. Certaines peurs provoquées par les menaces sur la sécurité – cyberattaques – expliquent sans nul doute ce manque d’enthousiasme pour des solutions qui offrent cependant de nombreux avantages – économie, flexibilité, adaptation automatique à la demande, paiement à l’usage par abonnement. La quête d’agilité, de flexibilité et la réduction des coûts sont les principales raisons du passage au cloud, et surtout au Saas, les prestations logicielles. Les entreprises de moins de 500 salariés ont davantage recours à l’IaaS (notamment pour l’hébergement d’applications et de sites).
Le cloud computing remet en question les modèles économiques et les logiques d’investissement en matière d’IT. Il est donc l’affaire du DSI, mais également du DAF, car la facturation à l’usage réduit les coûts d’exploitation et de financement. Le choix d’un fournisseur dont la pérennité est assurée est un sujet essentiel pour les entreprises clientes, qui doivent en outre avoir une vision de leurs données segmentées par niveau de sensibilité et de risques. On ne propulse pas dans les nuages la gestion de parc informatique et la gestion budgétaire de la même manière !
La guerre des Nuages
Les administrations, les collectivités locales comme les entreprises, vont avoir de puissants besoins de “nuages”. Avec le risque d’une dépendance les liant à des acteurs dont les intérêts sont hors de l’Hexagone. Ainsi le conseil régional de Bretagne a-t-il retenu il y a quelques mois la solution IaaS d’Amazon pour délocaliser une partie de ses infrastructures en Irlande…
“La quête d’agilité, de flexibilité et la réduction des coûts sont les principales raisons du passage au cloud, et surtout au Saas, les prestations logicielles”
La transformation numérique des entreprises françaises, stratégique pour leur compétitivité déjà en retard, restera bridée si, par-delà quelques initiatives remarquées dans cette industrie, ne s’impose pas un acteur à grand capital de confiance de dimension européenne. Le seul argument de la souveraineté ne sera guère suffisant dans cette guerre de solutions dont les armes sont les prix comme les garanties de sécurité. Car au-delà de ces calamiteuses péripéties demeure l’urgence du besoin d’un cloud souverain. Ce retard impose un bel exercice pratique de politique industrielle pour les pouvoirs publics.
Par Patrick Arnoux
Publié le 19/03/2015

Article publié le 20 avril 2015.


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